L’influence de Podemos sur la gauche française

Podemos, le parti espagnol anti-austérité, est devenu une référence importante en France pour le développement de nouvelles stratégies électorales au sein des partis et collectifs à la gauche du Parti socialiste, dans la perspective des élections de 2017 et au delà.

L’Espagne a traversé un cycle électoral intense au cours des quinze derniers mois, marqués par des élections municipales, régionales et législatives, aboutissant à un paysage politique inédit dans ce pays. Podemos – créé en 2014 par un groupe d’universitaires mené par Pablo Iglesias, à la suite des grands mouvements sociaux qui ont secoué l’Espagne entre 2011 et 2013 – a su trouver la bonne stratégie pour prendre une place importante dans cette reconfiguration. Avec son programme anti-austérité, en faveur des classes les plus défavorisées, et fondé sur la transparence et la démocratie participative, Podemos a obtenu 21 % des suffrages aux élections législatives du 26 juin dernier, talonnant le Parti socialiste espagnol, qui traverse aujourd’hui la pire crise de son histoire. Un an auparavant, aux élections municipales de 2015, des listes soutenues par Podemos ont remporté le gouvernement de quatre des cinq plus grandes villes (dont Madrid et Barcelone). Les partis français à la gauche de la gauche cherchent à s’inspirer de la « formule Podemos » pour dépasser enfin les 11% de votes remportés par le Front de Gauche aux présidentielles de 2012. Nous analysons ici les éléments les plus visibles de cette influence dans leurs méthodes et leurs discours.

Le succès de Podemos en Espagne repose sur trois piliers. Le premier est une stratégie discursive réinventée, qui met de côté les vieux symboles de la gauche, et qui recourt à des concepts transversaux, auxquels puisse s’identifier un électorat progressiste et populaire plus vaste. Par exemple, au lieu de « lutte des classes » ou « classe ouvrière », ses porte-parole utilisent des expressions telles que « ceux d’en bas contre ceux d’en haut » ou « la caste », terme qui fait référence aux élites politiques et au pouvoir économique auquel ces élites sont liées. Dans la construction de ce discours, Podemos s’appuie aussi sur une nouvelle façon de comprendre l’histoire espagnole récente, en mettant en lumière les inégalités inhérentes à l’organisation sociale et à la conception de la démocratie qui se sont développées en Espagne après la mort de Franco : ce récit touche particulièrement les jeunes, qui se trouvent face à une situation de précarité inédite.. En termes d’image, Podemos a également introduit des changements notables : ses clips de campagne sont modernes, dynamiques, minutieusement conçus ; ils font appel aux émotions et tout particulièrement à la joie. Le deuxième pilier du succès du parti est l’usage des médias : avec leur langage simple, proposant une lecture affûtée de la situation socio-politique espagnole, Iglesias et ses compagnons ont su séduire les chaînes de télévision et leurs audiences. Le troisième élément, non le moindre, est la participation citoyenne : les décisions importantes au sein du parti (listes électorales, fonctions internes, programme, alliances avec d’autres partis) sont prises au suffrage direct par les inscrits (presque 400 000), grâce à un système de vote en ligne performant.

Dans un contexte de grave crise économique et de coupes budgétaires, mais avec une société qui s’est fortement politisée et mobilisée à partir du mouvement des indignés en 2011, ces trois éléments ont permis à Podemos, en deux ans d’existence à peine, de fédérer plus de cinq millions de voix, soit seulement 300 000 de moins que le Parti socialiste espagnol. Dans l’hexagone en revanche, l’arrivée de la crise en 2008 a principalement profité à l’extrême-droite, dont le projet basé sur la peur et le repli identitaire remporte un succès notable : le Front National s’est imposé comme la principale alternative aux deux grands partis, atteignant 18% de voix aux présidentielles de 2012 et 28 % aux régionales de 2015. Une part importante de ces voix provient des classes défavorisées, pour lesquelles la gauche n’est manifestement plus la référence. L’incapacité des partis à la gauche du PS à occuper une place cruciale au sein du paysage électoral français a conduit leurs dirigeants et une partie des militants à chercher dans le scénario espagnol des pistes pour repenser leurs techniques discursives, leurs pratiques de communication, et la place de la participation citoyenne dans leur fonctionnement. Cette recherche d’inspiration prend un essor plus notable encore dans la perspective des élections législatives et présidentielles de l’année prochaine, ainsi que pour des projets à plus long terme.

La France insoumise

Le cas le plus clair est le « mouvement » La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon. L’ancien co-président du Parti de Gauche parle espagnol et a suivi de près l’accession au pouvoir de forces de gauche en Amérique latine, mais aussi la naissance et les progrès de Podemos. Il a participé à l’assemblée de fondation de Podemos par le biais d’un message vidéo, et suivi la soirée électorale espagnole du 26 juin dernier depuis le siège de Podemos à Madrid, aux côtés d’Iglesias.

Jean-Luc Mélenchon interviewé par Pablo Iglesias pour l’émission “Otra vuelta de Tuerka” en février 2015. © commons.wikipedia.org

Jean-Luc Mélenchon interviewé par Pablo Iglesias pour l’émission “Otra vuelta de Tuerka” en février 2015. © commons.wikipedia.org .

L’influence principale de Podemos sur La France insoumise est une (relative) désidéologisation du discours, en ce sens que Mélenchon mobilise régulièrement des concepts dans lesquels des personnes de toutes cultures politiques peuvent se reconnaître, tels que souveraineté, qu’il emplit de connotations positives et solidaires. Le nom même de ce « mouvement », France insoumise, veut susciter l’adhésion des classes populaires et des petits entrepreneurs ou artisans qui ont la sensation de lutter chaque jour pour s’en sortir, et qui se sont tournés vers le Front National. De fait, ce dernier a une longue expérience dans le recours à des stratégies discursives similaires à celles de Podemos. Ces deux partis se sont inspirés de penseurs tel Antonio Gramsci : pour lui, la politique ne se résume pas à transmettre des idées, mais doit passer par l’élaboration de discours, de façons de nommer et d’articuler les idées, qui parviennent à susciter l’adhésion. Le Front National, à partir de ses positions xénophobes et autoritaires, a développé un discours anti-élite et pro-souveraineté populaire, dont la mesure phare est la sortie de l’Union européenne et le retour au franc. La France insoumise veut disputer au Front National le monopole du parti de contestation, et fait de la désobéissance aux traités européens l’un des axes de son programme. Mélenchon est également attentif à la création d’un mouvement populaire censé accompagner sa candidature, via la formation de groupes de soutien, similaires aux « cercles » réunissant les sympathisants de Podemos en Espagne. C’est pourquoi il présente sa candidature comme un « mouvement », né en dehors des partis. Ce cadre « mouvementiste » est original au sein de la gauche française, traditionnellement attachée à ses symboles et aux arguments syndicalistes et marxistes.

La France insoumise de Mélenchon est le projet pour la présidentielle le plus vigoureux à gauche. Cependant, il présente une série d’éléments tactiques dont le caractère contradictoire, bien qu’assumé, est susceptible d’amoindrir son impact sur l’électorat. Le premier réside dans la difficulté de construire un mouvement « désidéologisé » alors que son porte-parole a été rattaché au Parti socialiste jusqu’en 2008, et a présenté en 2012 une candidature à la présidentielle avec le Parti communiste. En outre, il ne s’est pas totalement détaché de ses références aux symboles de la gauche : en dépit de sa mise en scène moderne, presque télévisuelle, le premier grand rassemblement du « mouvement », le 5 juin 2016 à Paris, mettait en avant les luttes de différents secteurs dans la plus pure tradition syndicale ; en clôture, les milliers de participants chantèrent L’Internationale. Cette stratégie de non-démarcation vis-à-vis de la gauche traditionnelle peut néanmoins se comprendre, dans le contexte d’effondrement du PS : le mouvement cherche à se situer comme la véritable gauche, seule capable d’occuper l’espace laissé libre par un PS en plein virage à droite.

Le deuxième élément contradictoire de la France insoumise touche à l’horizontalité du « mouvement ». L’un des axes centraux de son programme est la création d’une assemblée constituante, fondée sur la participation citoyenne, qui mette fin au régime présidentialiste français, qualifié de « monarchique » par Mélenchon. Mais paradoxalement, la prise de décisions au sein du mouvement se réduit à son leader et à un petit nombre de personnes de son entourage. De fait, le site web du projet porte le nom du candidat (jlm2017.fr) et la plupart des textes qu’on y trouve sont écrits à la première personne du singulier. Si le recours à un leadership fort peut rassembler des personnes au delà des détails programmatiques, cette verticalité présente plusieurs risques. D’une part, dès que ce leader fort est attaqué ou affaibli, tout le projet est mis à mal. D’autre part, cette organisation peu collégiale rend difficiles le ralliement et l’appui d’autres organisations politiques, qui ne trouvent pas dans le mouvement un espace de construction pluriel. À l’heure actuelle, les groupes de soutien de la France insoumise sont formés principalement de militants du Parti de Gauche.

 

AG citoyenne, Mouvement Commun, Chapitre 2 et Le Temps des Lilas

Si la participation citoyenne et l’horizontalité paraissent faibles dans le projet de Mélenchon, elles font partie des axes centraux de l’AG Citoyenne lancée par Caroline de Haas. Stimulé par la soif de participation émanant des places au cours du mouvement Nuit Debout, et prenant acte du succès du recours aux outils en ligne pour la prise de décisions au sein de Podemos, ce mouvement veut aboutir à un programme conçu par les citoyens et capable de s’imposer dans le débat public. En parallèle, le collectif cherche à définir une façon de « pirater » (sic) les élections présidentielles. Parmi les options envisagées, on trouve l’appel à l’abstention ou au vote blanc massif, ou la création de listes citoyennes pour les législatives. La récente incorporation de Caroline de Haas à l’équipe de campagne de Cécile Duflot pose néanmoins la question de l’avenir de ce projet.

Ces derniers mois ont aussi vu naître au moins trois collectifs inspirés, à des degrés variables, de Podemos. Il s’agit de Mouvement Commun, Chapitre 2 et Le Temps des Lilas. Aucun d’eux n’a pour le moment une vocation électorale ; tous se définissent en tant qu’espaces de réflexion à moyen et long terme, des think tanks de gauche. Mouvement Commun a été parrainé par des députés socialistes frondeurs, par des intellectuels et des personnalités issues d’Ensemble !, EELV ou le Parti communiste. Chapitre 2 est porté par des activistes et journalistes, fins connaisseurs tant des nouveaux gouvernements latino-américains de gauche que de Podemos. Enfin, Le Temps des Lilas a été initié par de jeunes militants, dont d’anciens membres du Parti de Gauche.

 

Vidéo « Il n’y a pas d’alternative (TINA) » créée par Le Temps des Lilas. © Le Temps des Lilas

 

Pour ces différents collectifs, Podemos est une référence, plus ou moins explicite, notamment pour la réinvention du discours. Il s’agit de contribuer à un changement du sens commun en introduisant dans le débat public des questions telles que, par exemple, la démocratie et la souveraineté populaire. Revendiquer le concept de souveraineté démocratique, économique et populaire sur des bases progressistes est ainsi l’une des thématiques centrales de Chapitre 2. De son côté, Le Temps des Lilas s’attache particulièrement à la refondation des images et des discours de gauche, s’inspirant des façons de faire de Podemos. Le Temps des Lilas reprend notamment l’idée de fournir des contre-argumentaires, simples et efficaces, aux idées transmises par le discours dominant.

On peut encore mentionner des projets tels que Le Fil d’Actu, chaîne youtube qui émet un téléjournal hebdomadaire. Inspiré directement de La Tuerka, l’émission créée par Pablo Iglesias en 2010, Le Fil d’Actu propose une lecture critique de l’actualité avec des messages concis et clairs : autant de munitions contre-hégémoniques à mobiliser lors des repas entre collègues ou en famille.

 
Émission de Fil d’Actu sur le racket des autoroutes. © Le Fil d’Actu

 

L’expérience de Podemos en Espagne montre que le paysage électoral peut être bouleversé d’une part par une réinvention des méthodes et de la façon de comprendre la lutte électorale, et d’autre part par la construction d’un discours et d’un horizon dans lesquels les classes les plus défavorisées se reconnaissent. À l’heure où le Parti socialiste français traverse l’une des pires crises de son histoire, s’ouvre en France un espace inédit pour la gauche anti-austérité. Sa capacité à inventer de nouvelles méthodes pour susciter l’adhésion sera un élément clé dans la bataille pour occuper cet espace – notamment vis-à-vis d’une extrême droite caméléon, qui a montré qu’elle était capable de s’adapter très rapidement à un paysage en recomposition.

 

Publié sur le blog Mediapart d’Alberto Amo

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